TOUCHE PAS À MON BOCHE!
Commentaire de l'article de Lorraine Millot paru dans Libération du 3 août 1999
 
Frissons allemands 

Par LORRAINE MILLOT 

Livres: Trois essais sur la «menace allemande» où les maigres subtilités de l'analyse font fi des évolutions historiques en cours. 

Le mardi 3 août 1999 

À la première alerte, personne n'avait tellement voulu s'inquiéter. La Tentation allemande d'Yvonne Bollmann est un petit pamphlet tellement outré et loin du réel qu'on croyait bon de ne pas trop attirer l'attention sur lui. Comment en effet prendre au sérieux un livre qui jette d'entrée: «En Allemagne, on attend de la France qu'elle se soumette et se démette»? 
C'est faux! Le livre d'Yvonne Bollmann ne "jette pas d'entrée" cette affirmation. Cette analyse est l'interprétation d'un article que Gerhard Schröder, dix jours avant sa victoire, avait fait paraître dans le Monde (16/9/98).  
Bollmann écrit: "En Allemagne, on attend de la France qu'elle se soumette et se démette: «Reconnaître la nature fédérale de la construction européenne ne sera pour nous [Allemands] qu'une extension par le haut d'une forme d'organisation politique que nous connaissons bien. C'est plutôt pour les États centralisés que cette évolution naturelle est une révolution, et ce sera tout particulièrement aux Français qu'il appartiendra de dire quand prononcer ce mot fatidique et accepter les nouvelles réalités". [texte de Schröder]  Schröder ne semble pas songer un instant que la France pourrait refuser de se plier à cette loi de la nature érigée en nécessité historique, et pour ne pas cesser d'exister, lui opposer, par exemple sa culture. Lui ne laisse à son seul choix que la date de reddition." (p.9)  
On le voit, rien à voir avec les prétendues outrances que dénonce Millot.
La thèse qui suit est à l'avenant: l'Allemagne ne rêve que d'«aller s'établir chez les voisins». Elle exalte l'autonomie des régions et des minorités, en Alsace ou en Europe de l'Est, pour «déstabiliser la France» et ses voisins de l'Est. Son but: «démembrer les Etats actuels» pour mieux faire ressortir sa puissance. L'euro est un de ses instruments «pour faire danser toute l'Europe à l'allemande»
Lorraine Millot ne renouvelle guère la malhonnêteté intellectuelle française: après guerre, les communistes et leurs compagnons de route ne daignaient jamais réfuter, point par point, les arguments de ceux qui combattaient l'Union soviétique; ils se contentaient de dénoncer "l'anticommunisme- primaire" de leurs adversaires.  
Millot accable les eurosceptiques et se garde bien de réfuter leurs arguments; les faits sont pourtant là: le gouvernement fédéral allemand co-finance une institution (ECMI ) dont le rôle est de défendre les «minorités nationales» partout où leurs droits sont menacées: c'est ainsi que Jean-Guy Talamoni, patron de Corsica Nazione, qui a toujours refusé de condamner le meurtre du préfet Érignac, est fréquemment l'invité de l'ECMI.
Quant à l'euro, est-ce si absurde de considérer qu'il "est un des instruments «pour faire danser toute l'Europe à l'allemande»". cCest  sans doute un hasard s'il ne s'est pas appelé ECU comme le traité de Maëstricht le prévoyait (Au sommet de Madrid en 95, Kohl a imposé le changement de ECU en euro, en raison de la consonance fâcheuse de ECU en allemand. À propos de ce diktat on se reportera à l'article ECU, un nom trop vache pour Kohl). C'est encore un hasard  si la Banque Centrale Européenne est à Francfort. La BCE emploie plus d'Allemands que l'Allemagne ne pèse dans l'UE? Un hasard! Le président de la BCE est celui qui avait les préférences de Tietmeyer, l'ancien patron de la Bundesbank? Un hasard vous dis-je! La BCE a baissé ses taux en avril 99, quand la croissance était très faible en Allemagne mais soutenue ailleurs en Europe (sauf en Italie); la BCE remonte ses taux en novembre 99 et en février 2000 quand la croissance est revenue en Allemagne? 
On vous l'a dit: c'est-un-hasard!
Le problème est que ce délire sur la «menace allemande» semble contagieux. En l'an 9 de la réunification, alors que la République fédérale s'installe tranquillement dans ses nouveaux meubles berlinois,...
"L'an 9 de la réunification"? Comme c'est bien trouvé! L'univers devrait accepter de fixer pour origine de son calendrier la date de la réunification allemande. L'apport de l'Allemagne à la civilisation n'est-il pas considérable? Et cela réconcilierait juifs, chrétiens et musulmans.
...les librairies françaises font à nouveau commerce avec la peur de l'Allemagne. 
«Les» librairies françaises? Toutes? Ou plutôt la poignée d'entre elles qui ont présenté convenablement deux ouvrages qui ont, par ailleurs, eu une «couverture» médiatique dérisoire. Surtout si on la compare au tapage médiatique qu'ont obtenu Ockrent (pour L'Europe expliquée à mon fils) Alain Duhamel (L'Europe, une ambition française) Cohn-Bendit/Olivier Duhamel (Dictionnaire de l'euro) et tous les autres télé-évangélistes de l'Europe allemande. 
Une poignée de livres eurosceptiques paraît chaque année en France: c'est encore trop pour les européistes.
Le Voyage au bout de l'Allemagne, signé Alain Griotteray et Jean de Larsan, est une telle coulée de fiel qu'à ses côtés les tirades d'Yvonne Bollmann paraîtraient presque aimables. Extrait pour donner une idée de la subtilité de l'analyse: «Entre Diktat et finasseries, l'Allemagne nouvelle est un détonnant mélange de Reich bismarckien et de bateau ivre wagnérien.» Cette Allemagne d'aujourd'hui, que l'éditorialiste du Figaro Magazine prétend décrire à grand renfort d'auteurs des années 20 ou 30, a tout pour affoler: elle est à la fois «prussienne, conquérante et arrogante», «moderne, efficace et sûre d'elle», en pleine «renaissance militaire», prête à sauter sur ses voisins de l'Est sous le manteau de l'Europe fédérale, mais aussi elle-même profondément en crise et «rongée par la peur»! Qu'elle érige sur la Potsdamer Platz un nouvel ensemble de gratte-ciel et c'est là la preuve «pharaonique» qu'elle est «ultralibérale». Que ses ministères s'installent au contraire dans d'anciens bâtiments jadis occupés par les nazis ou la RDA et c'est l'aveu de sa filiation «sans complexe» avec un «passé sulfureux»

Sur l'Allemagne, le lecteur ne retiendra de ces deux livres que préjugés et condamnations à l'emporte-pièce. Pour ce qui est des complexes à l'égard de l'Allemagne en revanche, ils épaississent sérieusement le dossier médical français. Griotteray ne cache pas que c'est le fond de son problème: par rapport à cette Allemagne dominatrice, la France est fatiguée, «comme lasse de vivre». 

"Le dossier médical français"? Encore une européiste tellement maladroite qu'elle montre le vrai visage des partisans de la construction européenne et leur principale caractéristique: la haine farouche de la liberté d'expression. S'opposer à l'Union européenne n'est pas une idée politique que chacun est libre de défendre ou de combattre. S'opposer à l'Union européenne relève de la faculté de médecine. 
Quand aux «complexes» à l'égard de l'Allemagne, il n'y a que les prétendues élites françaises pour les cultiver. Griotteray et Larsan ne font pas leur ce sentiment d'infériorité et à aucun moment, ils ne disent que la France serait fatiguée ou lasse de vivre; ils ne font que constater les dispositions de la classe politique et médiatique à l'égard de l'Allemagne.  
Jamais Griotteray et Larsan ne feraient pas l'injure à leur pays que ce cloaque est "la France".
Mettre dans la même corbeille le livre de Philippe Delmas est injuste puisque lui propose un antidote salutaire: 
À la corbeille les livres eurosceptiques! Ils encombrent les rayonnages et on ne trouve plus les livres d'Alfred Grosser.
il étrille tous ces mythes français amoureusement caressés par Bollmann et Griotteray. Non, l'Allemagne ne s'apprête pas à sauter sur ses voisins, 
Ni Bollmann, ni Griotteray ne prétendent que l'Allemagne "s'apprête à sauter sur ses voisins". Non pas qu'elle ne le veuille pas, mais parce qu'elle ne le peut pas.
...elle vient au contraire d'opérer un considérable mouvement de «repli» sur elle-même avec le retour ces 50 dernières années de quelque 15 millions d'Allemands dont les ancêtres s'étaient installés plus à l'est du continent. L'acceptation de ses frontières actuelles opérée à l'occasion de la réunification signifie bien plutôt un «renoncement» essentiel à des terres de très ancien peuplement allemand comme la Silésie, la Prusse orientale ou l'Est du Brandebourg, «comme si la France renonçait à la Franche-Comté, la Bourgogne et la Picardie, ainsi qu'à l'Alsace et la Lorraine» compare Delmas.
Pauvre et stoïque petite Allemagne! C'est elle la seule victime de la deuxième guerre, on ne le sait pas assez!
Non surtout, la France n'a pas tant de «retard» qu'elle le craint sur l'Allemagne: celle-ci est même souvent plus «conservatrice», «dirigiste» et «rigide». 
Le titre accrocheur de Delmas, De la prochaine guerre avec l'Allemagne, semble pourtant confirmer que pour vendre en France un livre sur l'Allemagne, rien ne vaut un petit frisson. 
Ah le racolage... Voilà l'ennemi! c'est la plaie de la vie intellectuelle française! Heureusement, certains journaux s'y refusent avec courage. Libération, par exemple.
Pour arriver à une conclusion inverse de celle de Bollmann et Griotteray, la nécessité d'une union politique européenne, Delmas dépeint une Allemagne aussi effrayante souvent que celle des «souverainistes». 
"Une Allemagne aussi effrayante souvent que celle ..." ? Ça c'est du style!  
Lui retrace la «maladie identitaire» de l'Allemagne jusqu'au Xe siècle et aux aventures italiennes des empereurs allemands, obsédés par Rome au point d'en négliger de construire une Allemagne. Il voit dans la Réforme l'«incarnation sanglante de son démon intérieur: l'impossibilité d'être ensemble». Et imagine une continuité de cette «recherche millénaire d'identité toujours infructueuse et de plus en plus désespérée» jusqu'à l'Holocauste. Lequel ajoute désormais la «culpabilité» à tous les tourments anciens de l'Allemagne. Delmas décrit aussi un présent bordé de gros points d'interrogations: «La République de Bonn fut celle de l'Allemagne face à l'Occident; celle de Berlin sera celle de l'Allemagne face à elle-même.» Dans ce décor orageux, l'Union européenne n'apparaît pas comme un bien en soi, mais un harnais pour retenir le monstre allemand: sans elle, la puissance allemande «s'affirmera d'une manière intolérable aux Français»
"L'Union européenne n'apparaît pas comme un bien en soi" dans le livre de Delmas?  Ce type doit être fou! L'Allemagne y est décrite comme un "monstre" qu'il convient de contenir? Pas de doute, ce type est complètement fou!
Au bout de ces lectures, il y a bel et bien de quoi s'inquiéter: au lieu de s'intéresser aux profondes transformations en cours en Allemagne, la France y cherche des munitions pour ses propres querelles entre «fédéralistes» et «souverainistes». 
La gourdasse de l'Europe allemande ne pouvait pas terminer son article sans une fulgurance: des querelles internes influencent l'opinion qu'on se fait d'un pays étranger?  
On ne soulignera jamais assez la nouveauté et l'originalité de cette trouvaille!  
"La politique extérieure a été souvent chez nous le moyen, le masque ou l'enjeu de la politique intérieure" écrivait Emmanuel Berl en 1957 (La France irréelle p.44 Grasset Cahiers Rouges 1996) et déjà à cette époque, c'était une banalité attristante. 
La description de la situation en URSS, à Cuba ou en Chine n'aurait-t-elle pas été biaisée par des considérations de politique intérieure? 
La politique à l'égard de l'Autriche-Hongrie au tournant du XXè siècle n'était-elle pas une manière de régler les affaires religieuses dans la France de la IIIè République? 
La perception qu'on a en France des États-Unis n'est-elle pas dictée principalement par le débat intérieur sur le libéralisme, comme c'était déjà le cas dans la France de Louis-Philippe pour la politique à adopter vis-à-vis de l'Angleterre? 
Et quand Chirac, Jospin, et le gouvernement belge affectent d'être préoccupés par la situation en Autriche, n'est-ce pas au FN et au Vlaams Block, c'est-à-dire à des problèmes internes, qu'ils pensent en priorité?
Tous ces constats sont des truismes? Évidemment. Ils semblent pourtant dépasser certains collaborateurs de Libération
Si en 1918, l'Alsace et la Lorraine sont redevenues françaises, il semble que certaines Lorraine soient restées allemandes...

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