Marée
noire: créons la grande Europe de la mer! (janvier 2000)
La marée noire qui
a touché les côtes françaises a été pour
quelques évaporés l'occasion d'entonner une ritournelle connue:
"Il-faut- construire- l'Europe!".
À tout seigneur,
tout honneur, Jacques Chirac, le premier européiste de France, a
déclaré samedi 15 janvier que "la France devait être
très présente sur ces dossiers de la sécurité
maritime et de l'environnement marin" (Le Monde
19/01/00). Comment? Par la seule façon désormais
légitime d'exister, bien évidemment: "à l'occasion
de la présidence [française]
de l'Union européenne
en juin". (ibidem)
Alors que même les
Verts préconisent des réponses françaises en proposant
"de
porter la limite des eaux territoriales françaises à 200
miles nautiques (372 km), afin de mieux contrôler les navires qui
y entrent", Jean-Pierre Chevènement, lui, se croit obligé
d'en appeler à l'Europe: il "a plaidé pour un renforcement
des règles européennes". La cause est entendue, pour
Chirac, comme pour Chevènement: pour prévenir les marées
noires ou inspecter des navires, la France, ce résidu négligeable,
ne peut agir seule et doit, en toutes circonstances, se recommander de
Bruxelles.
Le président et le
ministre de l'intérieur n'ont pas été les seuls à
invoquer la marée noire pour accroître les pouvoirs de l'Europe:
un certain Michel Bougeard, qui se présente comme membre de l'Association
française des capitaines de navire (Afcan), en est également
convaincu. (La marine marchande française n'existe pratiquement
plus, si bien que le courageux capitaine est probablement désoeuvré.
Aussi notre homme tue-t-il le temps en se consacrant à la réflexion.)
Dans une tribune publiée par Libération
(12/01/00), il écrit: "Les quinze pays de la communauté
doivent s'unir pour faire respecter les mesures prises et se donner les
moyens suffisants en hommes et matériels pour les faire appliquer
et effectuer les contrôles qui s'imposent. Un pays ne peut lutter
seul en Europe, même en édictant ses propres lois draconiennes,
répressives et dissuasives pour écarter de ses ports les
navires hors normes. (...) Si une Euro Coast Guard bâtie sur ces
bases voit le jour dans les mois à venir, on pourra dire que
le naufrage de l'Erika aura eu quand même une conséquence
constructive. Notre ministre de l'Environnement pourrait s'en faire l'ardent
défenseur, elle qui, en 1994, déclarait: «Il faut créer
un corps de gardes européen.»"
Le Monde (13/01/00),
ne pouvait pas rester à l'écart de ces appels enthousiastes
à renforcer l'Europe; dans une envolée lyrique qui fleure
bon son Malraux de banlieue, il titre "L'ordre maritime sera européen
ou ne sera pas" et écrit: si la France refusait aux rafiots
l'accès de ses ports, "aussitôt les armateurs de ces bâtiments
ou leurs affréteurs les enverraient à Anvers, Gand, Rotterdam
ou Barcelone y livrer leurs marchandises.(...) Si renforcement de la réglementation
il peut y avoir, elle doit avant tout être le résultat d'un
accord à quinze, dans l'Union. Or dans ce domaine, l'Europe est
impassible et impuissante. La tentative, il y a cinq ans, de mettre en
place un pavillon européen a échoué. L'idée,
relancée très récemment par le Portugal, de créer
une Agence européenne de la mer reste en plan."
Pour prévenir les
marées noires, la solution est toute trouvée: il-faut -unir-les-15
-pays-européens car un pays-seul ne-peut-pas-lutter", on a l'impression
d'avoir déjà entendu cela, en d'autres circonstances.
Un pays seul ne peut
pas lutter? Si la France, interdit les «navires-poubelle»,
ceux-ci seront affrétés vers d'autres ports européens
moins regardants, susurrent les européistes. C'est incontestable.
De même que si le SMIC horaire en France était à 1_F
(pardon à 0,15_€) l'industrie textile
ne se délocaliserait pas vers le tiers monde. Dans le même
esprit, si la pédophilie n'était pas interdite en France,
la prostitution enfantine ne se délocaliserait pas en Thaïlande
et notre pays gagnerait des parts de marché sur ce tourisme particulier...
Les beaux esprits européistes, dont on connaît l'intelligence
aiguë, viennent de découvrir que la réglementation est
nuisible à l'activité économique, mais qu'elle est
acceptée comme un moindre mal quand certaines valeurs, telle la
dignité humaine, sont en jeu. Pourquoi la protection des côtes
ne relèverait-elle pas, elle aussi, de ces valeurs, puisqu'il paraît
que l'Europe est une civilisation commune qui partage, entre autre, un
même attachement à l'environnement?
Créer une Agence
européenne de la mer? Est-il nécessaire de souligner
combien cette idée est judicieuse: on ne sait pas encore très
bien à quoi cette agence servirait. C'est une raison supplémentaire
d'en accélérer la mise en place. Il est d'ailleurs inexplicable
que personne n'ait songé à l'urgence d'autres agences européennes,
tout aussi inutiles, donc tout aussi indispensables. La tempête qui
a dévasté la France aurait dû inciter la classe politique
française à suggérer la création de l'Agence
européenne du vent. Ces nouvelles agences européennes viendraient
s'ajouter aux agences existantes, dont on ne souligne pas assez l'importance.
Parmi elles, on signalera l'Office
communautaire des variétés végétales, qui
a la tâche considérable de veiller aux brevets des nouvelles
variétés végétales. Tout aussi cruciale, la
Fondation
européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de
travail qui, depuis 1975 "a pour mission de contribuer à la
conception et à l'établissement de meilleures conditions
de vie et de travail par une action visant à développer et
à diffuser les connaissances propres à aider cette évolution.
Dans cette perspective, les tâches de la Fondation sont de développer
et d'approfondir, à la lumière de l'expérience pratique,
les réflexions sur l'amélioration du milieu de vie et des
conditions de travail à moyen et à long terme et de déceler
les facteurs de changement." |
L'UE
a déjà des responsabilités En fait, L'Union européenne
n'a pas attendu la création hypothétique de cette Agence
européenne de la mer pour se mêler de ces questions: "L'Union,
compétente en matière maritime, dispose d'une directive de
1994 qui prévoit un système d'agrément européen
des sociétés privées de classification afin de lutter
contre les certificats de complaisance. Un second texte de 1995 oblige
les Quinze à inspecter au moins 25% des navires qui font escale
dans leurs ports" écrit Libération (15/01/00).
Le Monde (19/01/00) complète:
"Pour
éviter la délivrance de certificats de complaisance, l'Union
[européenne]
a
adopté en 1994 une directive qui établit un système
européen des sociétés de classification: les États
membres ne peuvent s'adresser qu'à des sociétés figurant
sur la liste des sociétés publiée par la Commission,
laquelle effectue des audits complets de chaque société agréée.
C'est au titre de cette directive que, le 21 décembre 1999, elle
a demandé des informations par écrit à la société
italienne de classification de l'Erika, dénommée Rina, ainsi
qu'aux autorités italiennes qui ont effectué une inspection
renforcée du navire en mai 1999 à Porto Torres, en Sardaigne
et n'ont signalé aucune anomalie".
L'UE a échoué
Ainsi,
depuis 5 ans, la commission de Bruxelles est chargée d'établir
la liste des sociétés autorisées à certifier
les navires entrant dans les ports européens. En autorisant la société
italienne Rina qui, d'après les premiers éléments
de l'enquête, a accompli de manière fantaisiste son inspection
du pétrolier Erika, la commission de Bruxelles a fait honneur à
sa réputation d'impéritie et de légèreté.
On ne peut plus dire désormais que sa principale activité
consiste à subventionner les vaches fantômes en Corse, à
salarier les dentistes de Châtellerault, ou à édicter
des directives sur le calibre des cornichons: elle appose aussi son prestigieux
label sur des entreprises incompétentes ou corrompues qui certifient
les bateaux sur le point de se disloquer. |
«Nous
devons renforcer la responsabilité des affréteurs, des sociétés
de classification, ainsi que la lutte contre les pavillons de complaisance,
notamment par des contrôles plus stricts et systématiques
dans les ports.» estime-t-elle. (Le Monde
19/01/00)
Tout est clair, pour le
commissaire Palacio: tous les intervenants dans la chaîne du transport
maritime doivent être plus vigileants. De l'affréteur, à
l'armateur, des autorités portuaires aux sociétés
de vérification. C'est-à-dire tout le monde, sauf... l'autorité
de contrôle de ces sociétés, la comm' européenne.
Il serait de mauvaise foi
de prétendre que la commission de Bruxelles est responsable de la
marée noire. Cependant, force est de constater que l'Europe a échoué
dans le rôle modeste qui est le sien dans le transport maritime,
et qu'il est par conséquent absurde de vouloir la renforcer à
l'occasion de cette catastrophe. |