La
belle langue des européistes (novembre 99)
Si l'on ne devait retenir
qu'une raison d'admirer les partisans de l'Europe fédérale,
quelle serait-elle? Après la mure réflexion que nécessite
un choix aussi embarrassant, on choisirait sans doute leur éloquence
quand ils évoquent l'Europe. On sait en effet MM.Chirac et Jospin
très soucieux de la qualité de leur langue. Quant à
Jacques Delors, chacune de ses interventions radiodiffusées est
un ravissement pour l'esprit.
Bien heureusement, la belle
langue des européistes n'est pas la langue française poussiéreuse
d'autrefois: construire l'Europe est une affaire sérieuse qui, comme
les autres disciplines rigoureuses (la sociologie, la psychanalyse, la
pédagogie...), ne peut se satisfaire d'une vieille langue mais a
besoin de termes qui lui sont propres.
La nouvelle langue se vivifie
essentiellement de deux façons: par l'apport de termes américains
de bon aloi et par l'adoption de périphrases délicates.
De l'américain
approximatif
Léotard, Tibéri,
Strauss-Kahn, Méhaignerie et de nombreux autres européistes
s'inquiètent pour leur éligibilité, c'est-à-dire
la possibilité légale d'être élu: ces derniers
temps, les tribunaux ont eu la fâcheuse habitude de la retirer aux
politiciens condamnés. Mais
en langage européiste, l'éligibilité a pris un autre
sens: un pays «éligible» est un pays (la Pologne, la
Hongrie...), qui aura l'insigne honneur d'adhérer bientôt
à l'Union européenne. De même, le dernier rapport de
la cour des comptes de Luxembourg parle de "l'éligibilité
des frais généraux" entraînés par un contrat
avec l'Union européenne, quand ces frais respectent la limite autorisée.
Admissible ou sélectionné étaient évidemment
beaucoup trop communs et peu importe que éligible n'ait pas ce sens-là
en français.
Autre judicieuse innovation:
un «agenda» n'est pas, comme on pourrait le croire naïvement,
un carnet où l'on inscrit ses rendez-vous. Plus noblement, en langue
européenne, l'«agenda» est devenu, comme en américain,
l'ordre du jour d'une réunion. Chaque sommet européen a ainsi
son «agenda», et la principale distraction des chefs d'État
et de gouvernement ces dernières années fut de s'étriper
autour de l'«agenda 2000», c'est-à-dire à propos
des réformes institutionnelles nécessaires pour accueillir
l'Europe de l'Est dans l'Union européenne.
En américain, un
accord global se dit package. En eurolangue, un accord global s'appelle
désormais un «paquet». Ainsi, les ministres français
et allemands des finances, MM. Sautter et Eichel, inquiets
du refus de Londres d'alourdir ses impôts pour «harmoniser»
la fiscalité en Europe, mettent en garde la Grande Bretagne en ces
termes: "Il faut que nous arrivions à voter un grand paquet à
Helsinki, lors du sommet européen de décembre." (Le
Monde 17/11/99) |
L'agenda
va-t-il rendre |
le
grand paquet
éligible?
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Ces
élégantes tournures européistes devraient permettre
à ceux qui les prononcent de briller sans peine en société:
lors d'un dîner en ville, plutôt que s'interroger sottement
si l'ordre du jour d'un sommet européen prévoit l'adoption
d'un accord d'importance, n'est-il pas plus distingué de demander,
avec l'air entendu et mystérieux des vrais initiés de la
cause européiste, si l'agenda va rendre éligible un grand
paquet?
L'art de la périphrase
L'eurolangue ne se contente
pas d'acclimater sous nos cieux des mots américains. Employée
par des hommes de mesure et de consensus, elle consiste aussi à
atténuer les aspérités d'une langue, qui, trop abrupte,
ferait le jeu de l'euroscepticisme. |
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L'euro
s'est effondré face au dollar, face à la livre sterling et
face au yen. Est-ce une monnaie structurellement faible qui ne vaut rien
sinon son poids en chocolat de pauvres? Évidemment! (Des euros en
chocolat sont en vente actuellement à Ed-l'épicier au prix
de 5,95F, c'est-à-dire 0,90707€) La commission de Bruxelles est-elle
un cloaque où l'incompétence le dispute à la corruption?
Sans aucun doute!
Mais dans le petit monde
feutré de l'Europe, il existe un langage délicat pour atténuer
ces grossièretés. |
Ainsi,
apprend-on que "les contrôleurs de Luxembourg ne parlent jamais
de fraude dans leur document de près de cinq cents pages, préférant
utiliser l'expression «erreurs substantielles affectant la légalité
et la régularité des opérations». Cet euphémisme
s'applique à tous les secteurs d'activité de l'Union"
(Le Monde 17/11/99) Ciel!
Les occasions de parler de fraudes sont-elles si nombreuses à la
commission? Hélas, mille fois hélas, il semble que oui: "pour
l'exercice précédent, la cour [des
comptes de Luxembourg] avait évalué
les «erreurs» à 5% des dépenses engagées
par la commission de Bruxelles. (...) Les dérapages peuvent donc
être évalués à 4,2 milliards d'euro, soit 27,5
milliards de francs". (ibidem)
De la même façon,
l'effondrement de l'euro n'a en rien sapé l'assurance de l'excellent
Jean-Claude Trichet, le gouverneur de ce qu'il reste de la Banque de France,
qui promène dans le monde sa mine gourmée et satisfaite avec
cette certitude: il ne faut pas dire, comme les charretiers et les eurosceptiques,
que l'euro s'est cassé la gueule et restera faible. Il faut répéter
en toutes circonstances que "l'euro possède un fort potentiel
de croissance". Cela revient au même, mais c'est tellement plus
chic.
Est-il utile de préciser
à quel point ce travail sur la langue française est précieux,
à l'heure de l'euro? En s'américanisant, en s'alourdissant
et en s'obscurcissant, la langue française, louée autrefois
pour sa clarté et sa concision, devient petit à petit une
langue pesante, confuse et sans grâce, comme l'est la langue allemande.
Comme la fantastique association UnitéE
(Unité européennE), nous sommes convaincus que les nations
ne pourront être considérées comme définitivement
dissoutes dans l'Europe, tant que persisteront les détestables barrières
linguistiques entre les Européens. La monnaie unique était
indispensable; la langue unique l'est tout autant. (En veillant toutefois
à préserver les langues régionales qui, elles, sont
respectables). |