ACTUALITÉ
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Quelques commentaires, sérieux ou frivoles,
sur l'actualité européenne


Chute de l'euro: c'est un complot! (décembre 99) 
On sait à quel point la théorie du complot impressionne les esprits faibles. Pour un simplet, les événements qui déplaisent ne peuvent avoir pour origine sa propre faiblesse, sa responsabilité ou des faits précis. Non, il y a forcément un chef d'orchestre clandestin qui travaille dans l'ombre à sa perte. Pour l'extrême-droite, ce chef d'orchestre est généralement le «complot judéo-maçonnique», pour l'extrême-gauche, c'est généralement le «mur de l'argent», les multinationales, les marchés- financiers- qui-veulent-dominer -le-monde etc... On a vu à Seattle que l'ultra-gauche cinglée et violente avait encore de beaux restes pour défiler contre des ennemis imaginaires. 
Une perversion intellectuelle qui affecte les esprits faibles ne pouvait pas épargner les esprits les plus faibles qui soient, les européistes. Si l'enfant chéri de ces derniers, l'euro, s'est effondré depuis le début de l'année (face au dollar, à la livre, au yen...) ce n'est pas des causes structurelles ou l'absurdité économique de la monnaie unique qu'il faut incriminer mais un complot ourdi par la City de Londres et relayé par la presse anglaise. 
Toujours sur la brèche quand il s'agit de fantasmes européistes, Le Monde (19-20/12/99) a dépêché son plus fin limier pour déjouer l'affreux complot. Après une enquête minutieuse, le Sherlock Holmes de l'euro, Pierre-Antoine Delhommais, livre son verdict. Celui-ci est sans appel: "la City de Londres s'emploie à affaiblir l'euro". Comment? Par voie de presse. Le Financial Times (14/12/99) est accusé à mots couverts d'avoir publié un article sciemment erroné (à propos d'une prétendue intervention de Trichet dans le dossier du rachat d'une banque française par une banque hollandaise) dans le but de méconter les marchés par ce nouvel accès d'interventionnisme de l'État et ainsi de faire baisser l'euro. "Faut-il voir dans cet incident, s'interroge gravement Le Monde, une volonté délibérée de la presse britannique d'affaiblir, par tous les moyens -même celui de la désinformation- l'euro? Faut-il y voir une preuve d'un complot anglo-saxon destiné à saper l'Union européenne? Certains observateurs continentaux en sont persuadés."

À chaque extrémiste son complot
Les extrémistes de droite dénoncent le complot judéo-maçonnique
Les extrémistes de gauche dénoncent le complot des multinationales à Seattle
Les extrémistes européistes dénoncent le complot anglo- saxon
 

La théorie du complot anglo-saxon n'est guère originale: elle avait déjà été utilisée par les européistes en septembre 1992 lors de la crise du Système Monétaire Européen qui avait abouti au retrait de la livre sterling et de la lire italienne du SME. Lors de la crise suivante en juillet 1993 qui contraignit à élargir les marges de fluctuation des monnaies (de ±2,25 à ±15%) le complot anglo-saxon avait encore été ressorti. Apparemment les Anglo-Saxons ne se lassent pas d'ourdir des complots infructeux contre l'Europe... 
Le plus risible dans ces accusations est que le Financial Times n'est en rien un journal eurosceptique qui cherche à couler l'euro, bien au contraire: c'est avec le Guardian et l'Independent une des rares publications anglaises résolument européistes. Le FT manifeste chaque semaine son européisme militant sur un site spécial très élogieux sur l'euro. Alors, pourquoi Le Monde est-il aussi acrimonieux contre un confrère presque aussi européiste que lui et pourquoi lance-t-il contre lui des accusations gratuites? Parce qu'un article du FT serait en mesure de faire trébucher l'euro alors qu'aucun des nombreux articles du Monde à la gloire de l'euro n'a jamais fait remonter la monnaie unique? Cette jalousie appparaît mesquine et déplacée. 
Le plus distrayant dans ce non-événement qu'est une nouvelle baisse de l'euro (l'euro n'a fait que baisser depuis le début de l'année), aura été de voir le navire amiral de la propagande européiste s'abaisser à recourir à la théorie du complot pour tenter d'expliquer la faiblesse de l'euro qui le chagrine tant.

Il y a quelques mois, une bande dessinée publiée sur internet, Captain Euro, nous avait beaucoup divertis par sa naïveté européiste et ses stéréotypes de BD des années 50: une jeune et brillante équipe d'Européens, à la peau très claire, luttaient contre les complots d'une sournoise bande (nettement plus bronzée) qui menace l'unité de l'Europe par tous les moyens. Cette BD était de l'aveu même de ses concepteurs destinée à un très jeune public.
En va-t-il autrement des publications européistes en général, et du Monde en particulier?

 

Les «grands européens» et les moins grands (décembre 99) 
Lorsque Helmut Kohl fut battu en septembre 1998, la classe politique française dans son ensemble entonna un couplet d'adieu ému. Droite et gauche saluèrent le «grand européen» que fut le chancelier sortant. On s'accorda à prédire que l'histoire serait bonne fille avec le grand homme, qu'elle saurait lui reconnaîtrait ses mérites nombreux, depuis la réunification de son pays jusqu'à la signature du traité de Maëstricht. 
Une fois de plus, les Français semblaient répéter avec Helmut Kohl l'erreur qu'ils avaient commise avec Mikhail Gorbatchev, Jerry Lewis, Paul Auster et d'autres personnages historiques, célébrés davantage à Paris que dans leur pays d'origine. Ainsi, à la fin de son dernier mandat, il n'y a guère que sur cette rive du Rhin que Kohl restait populaire. En Allemagne en revanche, l'homme ne faisait plus recette depuis bien longtemps. Il lui était reproché l'usure de 16 ans de pouvoir, l'essoufflement du modèle économique allemand, le chômage à près de 10%, le coût exorbitant de la réunification... Au moins tout le monde le croyait-il honnête! Or il n'en était rien: Kohl vient de reconnaître sa responsabilité dans une commission perçue par son parti sur une vente d'armes à l'Arabie saoudite. Il a également reconnu l'existence de «caisses noires» à la CDU. Enfin, Elf aurait versé au parti plusieurs centaines de millions de francs en échange de l'obtention d'une raffinerie en ex-Allemagne de l'Est. "L'aveu de M. Kohl a créé un traumatisme en Allemagne, balayant l'image que les Allemands avaient cultivée d'eux-mêmes après le grand déballage des années 80 lors de l'affaire Flick, celle d'une Allemagne propre, bonne élève de la classe européenne", commente Le Monde (7/12/99) "L'image du «grand européen», de l'homme de la réunification allemande, a subi un discrédit dont il est encore difficile de mesurer l'ampleur."

 

Mitterrand et Kohl à Verdun en 1984 Main dans la main pour promouvoir leurs valeurs communes: l'Europe fédérale et les valises de billets.

Ces révélations tardives viennent éclairer d'un jour nouveau la relation que le «grand européen» Kohl entretenait avec le «grand européen» Mitterrand.On s'était demandé pourquoi Kohl avait été le seul à pleurnicher lors des obsèques de Mitterrand en janvier 1996 à Notre-Dame. On a désormais la réponse: plus qu'un ami politique, il enterrait ce jour-là un frère siamois avec lequel il communiait dans le même idéal d'Europe fédérale et de comptes en Suisse.

«Grand européen»= grande crapule. Petit européen= petite crapule? 
Si les «grands européens» sont de grandes crapules, il semble également qu'à l'étage en dessous, on trouve également quelques européistes que par charité nous appellerons indélicats. Pierre Méhaignerie et Jacques Barrot, les Dupond et Dupont de la démocratie chrétienne, cette exaltante famille de «pensée» qui milite infatigablement pour la fédéralisation de l'Europe, passent depuis le 6 décembre 1999 devant la XIè chambre du tribunal correctionnel de Paris.


Pierre Méhaignerie et Jacques Barrot
Les petits personnages peuvent eux aussi agir comme des grands: promouvoir l'Europe fédérale, raffoler des comptes en Suisse.

 

Il leur est reproché d'avoir organisé le financement de leur parti par des comptes en Suisse alimentés par des entreprises «amies». 
Il y a quelque temps, nous écrivions à propos de la liste impressionnante des européistes embarrassés par des «affaires»: "Y aurait-il donc une justice immanente? Mais gardons-nous des amalgames! S'il n'existe pas d'européistes honnêtes intellectuellement, certains européistes ne sont peut-être pas tous du gibier de prétoire." Neuf fois après, la liste s'est non seulement allongée (grâce à  DSK, Méhaignerie, Barrot...) elle s'est aussi, grâce à Helmut Kohl, internationalisée. C'est probablement aussi comme ça qu'on «construit l'Europe».

 

La belle langue des européistes (novembre 99) 
Si l'on ne devait retenir qu'une raison d'admirer les partisans de l'Europe fédérale, quelle serait-elle? Après la mure réflexion que nécessite un choix aussi embarrassant, on choisirait sans doute leur éloquence quand ils évoquent l'Europe. On sait en effet MM.Chirac et Jospin très soucieux de la qualité de leur langue. Quant à Jacques Delors, chacune de ses interventions radiodiffusées est un ravissement pour l'esprit. 
Bien heureusement, la belle langue des européistes n'est pas la langue française poussiéreuse d'autrefois: construire l'Europe est une affaire sérieuse qui, comme les autres disciplines rigoureuses (la sociologie, la psychanalyse, la pédagogie...), ne peut se satisfaire d'une vieille langue mais a besoin de termes qui lui sont propres. 
La nouvelle langue se vivifie essentiellement de deux façons: par l'apport de termes américains de bon aloi et par l'adoption de périphrases délicates. 
De l'américain approximatif 
Léotard, Tibéri, Strauss-Kahn, Méhaignerie et de nombreux autres européistes s'inquiètent pour leur éligibilité, c'est-à-dire la possibilité légale d'être élu: ces derniers temps, les tribunaux ont eu la fâcheuse habitude de la retirer aux politiciens condamnés. Mais en langage européiste, l'éligibilité a pris un autre sens: un pays «éligible» est un pays (la Pologne, la Hongrie...), qui aura l'insigne honneur d'adhérer bientôt à l'Union européenne. De même, le dernier rapport de la cour des comptes de Luxembourg parle de "l'éligibilité des frais généraux" entraînés par un contrat avec l'Union européenne, quand ces frais respectent la limite autorisée. Admissible ou sélectionné étaient évidemment beaucoup trop communs et peu importe que éligible n'ait pas ce sens-là en français. 
Autre judicieuse innovation: un «agenda» n'est pas, comme on pourrait le croire naïvement, un carnet où l'on inscrit ses rendez-vous. Plus noblement, en langue européenne, l'«agenda» est devenu, comme en américain, l'ordre du jour d'une réunion. Chaque sommet européen a ainsi son «agenda», et la principale distraction des chefs d'État et de gouvernement ces dernières années fut de s'étriper autour de l'«agenda 2000», c'est-à-dire à propos des réformes institutionnelles nécessaires pour accueillir l'Europe de l'Est dans l'Union européenne. 
En américain, un accord global se dit package. En eurolangue, un accord global s'appelle désormais un «paquet». Ainsi, les ministres français et allemands des finances, MM. Sautter et Eichel, inquiets du refus de Londres d'alourdir ses impôts pour «harmoniser» la fiscalité en Europe, mettent en garde la Grande Bretagne en ces termes: "Il faut que nous arrivions à voter un grand paquet à Helsinki, lors du sommet européen de décembre." (Le Monde 17/11/99)

L'agenda  
va-t-il rendre
 le grand paquet 
éligible?
 

Ces élégantes tournures européistes devraient permettre à ceux qui les prononcent de briller sans peine en société: lors d'un dîner en ville, plutôt que s'interroger sottement si l'ordre du jour d'un sommet européen prévoit l'adoption d'un accord d'importance, n'est-il pas plus distingué de demander, avec l'air entendu et mystérieux des vrais initiés de la cause européiste, si l'agenda va rendre éligible un grand paquet?
L'art de la périphrase 
L'eurolangue ne se contente pas d'acclimater sous nos cieux des mots américains. Employée par des hommes de mesure et de consensus, elle consiste aussi à atténuer les aspérités d'une langue, qui, trop abrupte, ferait le jeu de l'euroscepticisme.

 

L'euro s'est effondré face au dollar, face à la livre sterling et face au yen. Est-ce une monnaie structurellement faible qui ne vaut rien sinon son poids en chocolat de pauvres? Évidemment! (Des euros en chocolat sont en vente actuellement à Ed-l'épicier au prix de 5,95F, c'est-à-dire 0,90707€) La commission de Bruxelles est-elle un cloaque où l'incompétence le dispute à la corruption? Sans aucun doute! 
Mais dans le petit monde feutré de l'Europe, il existe un langage délicat pour atténuer ces grossièretés.

La Commission 95-99: un repaire de bandits? L'euro: une monnaie de singe?  
Non! La Commission commet des «erreurs» et l'euro a un «fort potentiel d'appréciation»
 

Ainsi, apprend-on que "les contrôleurs de Luxembourg ne parlent jamais de fraude dans leur document de près de cinq cents pages, préférant utiliser l'expression «erreurs substantielles affectant la légalité et la régularité des opérations». Cet euphémisme s'applique à tous les secteurs d'activité de l'Union" (Le Monde 17/11/99) Ciel! Les occasions de parler de fraudes sont-elles si nombreuses à la commission? Hélas, mille fois hélas, il semble que oui: "pour l'exercice précédent, la cour [des comptes de Luxembourg] avait évalué les «erreurs» à 5% des dépenses engagées par la commission de Bruxelles. (...) Les dérapages peuvent donc être évalués à 4,2 milliards d'euro, soit 27,5 milliards de francs". (ibidem) 
De la même façon, l'effondrement de l'euro n'a en rien sapé l'assurance de l'excellent Jean-Claude Trichet, le gouverneur de ce qu'il reste de la Banque de France, qui promène dans le monde sa mine gourmée et satisfaite avec cette certitude: il ne faut pas dire, comme les charretiers et les eurosceptiques, que l'euro s'est cassé la gueule et restera faible. Il faut répéter en toutes circonstances que "l'euro possède un fort potentiel de croissance". Cela revient au même, mais c'est tellement plus chic. 
Est-il utile de préciser à quel point ce travail sur la langue française est précieux, à l'heure de l'euro? En s'américanisant, en s'alourdissant et en s'obscurcissant, la langue française, louée autrefois pour sa clarté et sa concision, devient petit à petit une langue pesante, confuse et sans grâce, comme l'est la langue allemande. Comme la fantastique association UnitéE (Unité européennE), nous sommes convaincus que les nations ne pourront être considérées comme définitivement dissoutes dans l'Europe, tant que persisteront les détestables barrières linguistiques entre les Européens. La monnaie unique était indispensable; la langue unique l'est tout autant. (En veillant toutefois à préserver les langues régionales qui, elles, sont respectables).



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