Devant
un parterre de 160 ambassadeurs sagement assis en rang d'oignons, il a
délivré un de ces fulgurants discours dont il a le secret.
Ceux qui ont fait 24 heures d'avion pour entendre le présidentiel
oracle n'ont pas dû regretter le déplacement.
Sans prendre aucune précaution,
il annonce, que "dans quatre mois nous serons en l'an 2000." Ciel!
Quelle clairvoyance! Aucune auguste assemblée, depuis les États
Généraux de la charcuterie jusqu'à la Convention nationale
des garçons-coiffeurs, ne peut commencer ses travaux sans l'inévitable
allusion à l'an 2000. Le président aurait dérogé
si, lui aussi, il n'avait pas commencé son discours par l'an 2000.
Le reste est à l'avenant:
consternant.
Le style? Du Chirac
grand cru: il existe au Proche Orient, apprend-on, des "opportunités
exceptionnelles" (sic). L'Afrique quant à elle, doit "faire
[sienne] les principes de la démocratie et des droits de
l'Homme, comme les règles de la bonne gouvernance" (re-sic).
«Gouvernance» et «opportunité» sont, avec
«décade» employé à la place de «décennie»,
les anglicismes préférés de Chirac, ce qui ne l'empêche
pas d'affirmer quelques passages plus loin son attachement à "la
diversité culturelle et linguistique du monde" et au "mouvement
francophone, qui incarne une dimension essentielle et originale du monde
multipolaire." Le Pic de la Mirandole élyséen ne semble
pas entrevoir que la lutte contre l'uniformisation linguistique passe aussi
par le rejet des mots américains dans une langue quand leur équivalent y
existe.
Le contenu? Une interminable
litanie de banalités et de lieux communs, que ne viennent troubler
que des inepties: ainsi, on apprend, perplexe, qu' Hassan II, que de Gaulle
surnommait "le petit trou du c***" a été aux yeux de Chirac
"un très grand roi". On découvre, émerveillé,
que "la société de l'information poursuit sa croissance
exponentielle", ou plus original encore, que "la grande, la très
grande pauvreté touche encore près d'un homme sur quatre.
Pire : les inégalités ne cessent de s'accroître."
Mais il ne faut pas désespérer,
car on assiste à "l'apparition d'une vraie conscience universelle"
qui se manifeste par "la Déclaration sur le génome humain,
premier acte d'une bioéthique mondiale" ou par "la signature
du traité d'interdiction des mines anti-personnel". Deux ans
après la mort de la «princess of hearts», le combat
des mines anti-personnel manquait de grandes consciences morales. Le flambeau
ne pouvait être repris que par un homme qui partage avec Lady Di
un goût immodéré de la réflexion.
Mieux encore, notre humaniste
"souhaite que le XXIème siècle soit le siècle de l'éthique",
ce qui surprendra ceux qui se souviennent que seule une décision
arbitraire du Conseil constitutionnel protège Chirac d'une inculpation...
Mais que serait une vision
du monde que seule sous-tendrait la générosité? Le
président Chirac, homme d'État avisé, sait que sa
politique doit également faire appel à la réflexion:
aussi invite-t-il à "penser le monde au XXIème siècle".
En quoi cela consiste-t-il? "Penser le monde au XXIème siècle,
c'est, en premier lieu, agir sur le court terme". Toutefois, "penser
le monde au XXIème siècle, c'est aussi penser l'avenir de
l'Afrique",et en outre "penser le monde au XXIème siècle,
c'est aussi penser l'Europe", en n'oubliant ni que "penser le monde
du XXIème siècle, c'est bien penser un nouvel ordre",
ni qu'il est urgent de "penser, pour après-demain, une Union
efficace composée de plus de trente États".
Penser le monde du XXIème
siècle, c'est penser le monde du XXIème siècle en
quelque sorte... Magnanime, le président concède, à
l'avant-dernier paragraphe de son discours, qu'on peut également
"penser l'avenir de la France". S'il reste du temps après
cet épuisant effort de pensée...
De Gaulle. Un long
exposé de politique internationale est, pour un gaulliste, l'occasion
rêvée de montrer que, si les idées économiques
de de Gaulle peuvent paraître datées, sa politique étrangère,
elle, reste d'actualité. C'est pour cette raison que Chirac n'en
fait rien. Une seule allusion à de Gaulle, et encore, pour rappeler
que de Gaulle était resté dans le Marché commun, négocié
avant qu'il ne revienne au pouvoir en 1958. Ce qui est certes exact, mais
ne peut autoriser Chirac à justifier son engagement en faveur de
l'Europe fédérale en référence à de
Gaulle, qui lui n'a cessé de s'opposer à pareil projet. Par
ailleurs, Chirac croit sans doute qu'il suffit d'évoquer ici et
là "une certaine idée" pour apparaître gaulliste.
Et de "certaines idées", Chirac n'en manque pas. C'est une
"certaine idée du monde de demain" et "une certaine idée
de l'Europe" qui l'ont conduit à engager la guerre en Serbie.
Et la France? Chirac s'en fait-il aussi une "certaine idée"?
Non. Il se fait seulement "une certaine idée du rôle de
la France en Europe", ce qui est différent. Mais pourquoi s'en
offusquer? Un individu pour qui "L'Europe est notre avenir" ne peut
que considérer que la France n'existait pas avant le traité
de Rome, et que la France n'a pas d'autre avenir que celui de se dissoudre
dans l'Union européenne. Pourquoi, dans ces conditions, se faire
une certaine idée d'elle?
L'Europe Son
interminable discours n'était en fait qu'une introduction à
ce pourquoi Chirac a convoqué les ambassadeurs: à l'entendre
chanter les louanges de la construction européenne. D'une manière
si outrancière et sotte que ce texte aurait pu être signé
par un quelconque Bayrou ou Cohn-Bendit: |
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"l'Europe est aussi un formidable
multiplicateur de notre influence dans le monde". C'est l'argument
le plus éculé de la propagande européiste: pourquoi
la France construit-elle l'Europe? Pour renforcer l'influence de la France!
Pourquoi l'Allemagne, l'Italie et les autres construisent-elles l'Europe?
Pour renforcer l'influence de la France, probablement... C'est du moins
ce que semblent croire les simples d'esprits partisans de l'Europe, tant
il leur paraît difficile à comprendre que les intérêts
des pays européens ne sont pas nécessairement les mêmes
mais au contraire souvent contradictoires. Si bien que l'UE, au lieu de
rassembler les forces des quinze, n'est souvent (en Irak, au Proche-Orient...)
qu'un obèse impuissant.
-
"À l'heure de la mondialisation,
l'Union européenne, renforcée grâce à l'entente
franco-allemande qui demeure fondamentale, offre le meilleur cadre à
l'épanouissement de notre nation." Mais que restera-t-il d'une
nation, une fois qu'on l'a dépouillée de sa souveraineté?
L'UE est le "meilleur cadre à l'épanouissement de notre
nation" de même qu'un cercueil est le meilleur cadre propice
à l'épanouissement d'un cadavre.
-
"Complément nécessaire
de ce grand marché, la création de l'euro n'a pas seulement
mis la France définitivement à l'abri des turbulences monétaires."
L'infortunée Suisse, quant à elle, reste exposée à
ces maléfiques turbulences monétaires. C'est pour cette raison
que la famine et la misère ravagent ce malheureux pays...
-
L'euro a "aussi permis de
reconquérir, avec ses partenaires, une souveraineté monétaire
de plus en plus difficile à exercer au niveau national." L'expert
ne détaille pas le processus de reconquête, ni en quoi la
possession du franc était une perte de souveraineté. C'est
sans doute trop technique et ces benêts d'ambassadeurs ne comprendraient
pas. À moins que cette souveraineté soit "difficile à
exercer" parce que ceux qui en sont les dépositaires n'en sont
pas dignes...
-
"Face à la mondialisation,
les États n'ont d'autre choix que de s'associer pour garder, à
l'échelle d'une région, la maîtrise de leur destin.
L'Union européenne en est le modèle le plus achevé."
L'Union européenne est en effet un modèle tellement envié
qu'aucune région du monde ne s'en inspire: l'Asie du Sud-Est, l'Amérique
du Nord et l'Amérique du Sud ont certes mis en place un marché
commun; aucune de ces régions ne veut de monnaie unique ou d'entité
supranationale.
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Il annonce que le destin de
la France "n'a jamais été de se replier sur l'hexagone.
Il est au contraire de se projeter vers l'extérieur, de faire partager
ses idéaux et ses ambitions." Dans son allocution au Parlement
du 2 mars 1999, (reproduite par le Monde 4/3/99)
il déclarait déjà "le destin de la France n'a jamais
été de se replier sur son hexagone. Il est au contraire de
se projeter vers l'extérieur, de faire vivre et partager ses idéaux."
Constance d'une grande pensée? Ou alors le «nègre»
qui a écrit ce discours, s'il est aussi analphabète que celui
qui l'a prononcé, sait en revanche utiliser les touches Ctrl C-
Ctrl V de son ordinateur...
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Enfin et surtout, l'Union européenne,
si elle "devient elle-même une vraie puissance", pourrait
un jour contrecarrer "l'unilatéralisme" des Américains
qui les conduit par le biais de l'OTAN à "s'ériger en
Sainte-Alliance pour tout et partout." Alors que "ce rôle
de gendarme du monde a été confié par la Charte de
l'ONU au Conseil de sécurité et à lui seul." Le
stratège élyséen n'explique pas comment il compte
faire partager à nos partenaires ce refus de l'unilatéralisme
américain, alors qu'ils s'en accommodent tous fort bien, ni surtout,
comme le relève le Monde (28/8/99),
comment il compte "résoudre la contradiction entre cette assertion
et ce qui s'est passé au printemps à propos de la Yougoslavie".
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En conclusion,
pourquoi diable Chirac a-t-il cru bon de nous infliger cet interminable
pensum? Pour la France? Pour ses ambassadeurs? Pour le monde?
Il semble plutôt qu'il
ne s'agisse que d'une désolante opération de politique intérieure
destinée à nier l'évidence: faire croire que le président
de la République existe, qu'il compte, et qu'à la différence
du gouvernement, il prend de la hauteur. En effet, il décrète
fièrement au début de son discours que "le premier devoir
de [sa] charge est d'orienter les choix nationaux", feignant d'oublier
l'article de la constitution qui dispose que "le gouvernement détermine
et conduit la politique de la nation". Il ajoute: "Le deuxième
devoir de ma fonction est, au delà de la défense des intérêts
de notre pays, d'exprimer sur la scène internationale une vision
globale, à long terme, de l'évolution du monde", feignant
d'ignorer que personne ne lui demande sa "vision globale",et que
le "long terme" de Chirac se résume à 2002.
Le regretté Clémenceau
ricanait, "il y a deux choses parfaitement inutiles, la prostate et le
président de la République". C'était au début
du siècle. Depuis, la science a démontré l'utilité
de la prostate. Il est à craindre que la science ne puisse rien
pour le président de la République. |